28
Il laissa des ruines dans son sillage, mais tous les oublièrent. Il fonda des royaumes, puis les détruisit en recréant le monde.
— Laissez-moi m’assurer que je comprenne bien la situation, déclara Tindwyl d’une voix calme et polie, mais néanmoins sévère et désapprobatrice. Le code juridique du royaume comporte une clause qui autorise l’Assemblée à renverser son roi ?
Elend s’affaissa légèrement.
— En effet.
— Et vous avez rédigé cette loi vous-même ? demanda Tindwyl d’une voix insistante.
— En grande partie, admit Elend.
— Vous avez inclus dans vos propres lois la possibilité d’être déposé ? répéta Tindwyl.
Leur groupe – qui comprenait, en plus des passagers de la voiture, Clampin, Tindwyl et le capitaine Demoux – était assis dans le bureau d’Elend. Comme ils dépassaient les chaises en nombre, Vin s’était assise sans un mot sur une pile de livres appartenant à Elend, après avoir renfilé à la hâte une chemise et un pantalon. Tindwyl et Elend étaient debout, mais tous les autres s’étaient assis – Brise dans une posture guindée, Ham très détendu, et Spectre s’efforçant de faire tenir sa chaise en équilibre sur deux pieds tandis qu’il l’inclinait en arrière.
— J’ai volontairement inclus cette clause, expliqua Elend. (Il se tenait à l’avant de la pièce, s’appuyant d’un bras à son immense vitrail, levant les yeux vers sa surface obscure.) Ce pays a dépéri pendant mille ans sous le joug d’un tyran. Pendant ce temps, les philosophes et les penseurs rêvaient d’un gouvernement où un mauvais dirigeant pouvait être évincé sans effusion de sang. J’ai pris ce trône suite à une succession unique et imprévisible d’événements, et je n’ai pas estimé juste d’imposer au peuple ma volonté – ou celle de mes descendants – de manière unilatérale. Je voulais créer un gouvernement dont les monarques seraient responsables vis-à-vis de leurs sujets.
Parfois, il parle comme ses livres, songea Vin. Pas comme un homme ordinaire… mais comme des mots sur une page.
Les paroles de Zane lui revinrent, comme s’il les murmurait dans sa tête. Vous n’êtes pas comme lui. Elle chassa cette pensée.
— Avec tout le respect que je vous dois, Majesté, déclara Tindwyl, c’est l’une des décisions les plus idiotes que j’aie jamais vu prendre par un souverain.
— C’était pour le bien du royaume, protesta Elend.
— C’était de la bêtise pure et simple, lâcha Tindwyl. Un roi ne se soumet pas aux caprices d’un autre organisme dirigeant. S’il est utile à son peuple, c’est en tant qu’autorité absolue !
Vin avait rarement vu un tel éclat de tristesse dans les yeux d’Elend, et il la perturbait un peu. Cependant, une autre partie d’elle-même éprouvait une joie rebelle. Il n’était plus roi. Peut-être les gens ne déploieraient-ils plus tant d’efforts pour le tuer à présent. Peut-être pourrait-il redevenir tout simplement Elend, ce qui leur permettrait de partir. Ailleurs. Dans un endroit où les choses ne seraient pas aussi compliquées.
— Quoi qu’il en soit, fit remarquer Dockson à l’assemblée silencieuse, il faut faire quelque chose. Débattre du bien-fondé des décisions passées ne sert plus à grand-chose, à l’heure actuelle.
— Je suis d’accord, dit Ham. Donc, l’Assemblée a tenté de vous chasser. Qu’allons-nous décider ?
— De toute évidence, nous ne pouvons pas les laisser faire, répondit Brise. Enfin, le peuple a renversé un gouvernement il y a tout juste un an ! Ça me semble une mauvaise habitude à prendre.
— Nous devons préparer une riposte, Majesté, reprit Dockson. Afin de dénoncer la fourberie de cette manœuvre accomplie alors que vous étiez en train de négocier pour la sécurité de cette ville. Avec le recul, je me rends bien compte qu’ils ont organisé cette réunion de sorte que vous ne puissiez pas être présent pour vous défendre.
Elend hocha la tête, les yeux toujours levés vers le vitrail obscur.
— Ce n’est sans doute plus la peine de m’appeler Majesté, Dox.
— Ne dites pas de bêtises, répondit Tindwyl qui se tenait, bras croisés, près d’une bibliothèque. Vous êtes toujours roi.
— J’ai perdu le mandat du peuple, répondit Elend.
— Oui, dit Clampin, mais vous avez toujours celui de mes armées. Ce qui fait de vous le roi, quoi que l’Assemblée puisse bien dire.
— Exactement, approuva Tindwyl. Ces lois stupides mises à part, vous êtes toujours en position de pouvoir. Nous devons renforcer la loi martiale, restreindre les mouvements à l’intérieur de la ville. Prendre le contrôle des points capitaux et séquestrer les membres de l’Assemblée de telle sorte que vos ennemis ne puissent pas lancer d’assaut contre vous.
— J’enverrai mes hommes dans les rues avant la levée du jour, déclara Clampin.
— Non, dit Elend d’une voix douce.
Il y eut un instant de silence.
— Majesté ? demanda Dockson. C’est effectivement la meilleure marche à suivre. Nous ne pouvons pas laisser la faction qui s’oppose à vous gagner en puissance.
— Ce n’est pas une faction, répondit Elend. Ce sont les représentants de cette Assemblée, désignés par un vote.
— Une Assemblée que vous avez formée, mon cher, commenta Brise. S’ils ont du pouvoir, c’est parce que vous le leur avez donné.
— C’est la loi qui leur donne ce pouvoir, Brise, expliqua Elend. Et nous y sommes soumis, tous autant que nous sommes.
— N’importe quoi, dit Tindwyl. En tant que roi, vous êtes la loi. Une fois que nous aurons sécurisé la ville, vous pourrez convoquer l’Assemblée et expliquer à ses membres que vous avez besoin de leur soutien. Ceux qui refuseront pourront être suspendus jusqu’à la fin de la crise.
— Non, répondit Elend un peu plus fermement. Nous n’en ferons rien.
— Alors c’est tout ? demanda Ham. Vous baissez les bras ?
— Je ne baisse pas les bras, Ham, dit Elend qui se retourna enfin face au groupe. Mais je ne compte pas employer les armées de la ville pour faire pression sur l’Assemblée.
— Vous allez perdre votre trône, objecta Brise.
— Revenez à la raison, Elend, insista Ham avec un hochement de tête.
— Je refuse d’être une exception à mes propres lois ! protesta Elend.
— Ne faites pas l’idiot, tenta Tindwyl. Vous devriez…
— Tindwyl, l’interrompit Elend, réagissez à mes idées comme bon vous semble, mais ne me traitez plus jamais d’idiot. Je refuse d’être déprécié parce que j’exprime mon opinion !
Tindwyl hésita, la bouche entrouverte. Puis elle pinça les lèvres et se rassit. Vin éprouva une bouffée de satisfaction tranquille. C’est vous qui l’avez formé, Tindwyl, songea-t-elle en souriant. Pouvez-vous vraiment vous plaindre qu’il vous tienne tête ?
Elend s’avança, posant les mains sur la table tandis qu’il regardait le groupe.
— Oui, nous allons réagir. Dox, rédigez une lettre informant l’Assemblée de notre déception et de notre sentiment de trahison – informez-la de notre succès auprès de Straff, et insistez le plus lourdement possible sur la culpabilité.
» Les autres et moi allons commencer à établir des plans. Nous allons reprendre le trône. Comme nous l’avons déjà dit, je connais la loi. C’est moi qui l’ai écrite. Il y a des moyens de réagir à cette situation. Mais ces moyens ne consistent pas à envoyer nos armées sécuriser la ville. Je refuse de me comporter comme les tyrans qui veulent nous prendre Luthadel ! Je refuse de plier le peuple à ma volonté, même si je sais que c’est dans son intérêt.
— Majesté, intervint prudemment Tindwyl, il n’y a rien d’immoral à assurer votre pouvoir en période de chaos. Les gens ont des réactions irrationnelles dans ces moments-là. C’est l’une des raisons pour laquelle ils ont besoin d’une autorité forte. Ils ont besoin de vous.
— Seulement s’ils veulent de moi, Tindwyl, répondit Elend.
— Pardonnez-moi, Majesté, dit Tindwyl, mais cette affirmation me semble quelque peu naïve.
Elend sourit.
— Elle l’est peut-être. Vous pouvez changer mes tenues et mon attitude, mais pas l’essence de ce que je suis. Je ferai ce qui me paraît juste – y compris laisser l’Assemblée me déposer si tel est son choix.
Tindwyl fronça les sourcils.
— Et si vous ne pouvez pas récupérer votre trône par des moyens légitimes ?
— Alors j’accepterai cet état de fait, soupira Elend. Et je ferai de mon mieux pour aider le royaume malgré tout.
Tant pis pour la fuite, songea Vin. Malgré tout, elle ne pouvait s’empêcher de sourire. Une partie de ce qu’elle aimait chez Elend tenait à sa sincérité. C’était son amour si simple pour le peuple de Luthadel – sa détermination à agir dans son intérêt – qui le distinguait de Kelsier. Même son statut de martyr, Kelsier l’avait abordé avec une nuance d’arrogance. Il s’était assuré de laisser une trace comme peu d’hommes avant lui.
Mais Elend… À ses yeux, diriger le Dominat Central n’était pas une question de gloire ou de célébrité. Pour la première fois, en parfaite et totale honnêteté, elle prit une décision. Elend était un bien meilleur roi que Kelsier l’aurait jamais été.
— Je… ne sais trop ce que je pense de cette expérience, Maîtresse, chuchota une voix près d’elle.
Vin baissa les yeux et s’aperçut qu’elle s’était mise à gratter distraitement les oreilles d’OreSeur.
Elle retira sa main dans un sursaut.
— Désolée, dit-elle.
OreSeur haussa les épaules et reposa la tête sur ses pattes.
— Donc, vous nous dites qu’il existe un moyen légal de reprendre le trône, dit Ham. Comment est-ce qu’on doit s’y prendre ?
— L’Assemblée dispose de un mois pour choisir un nouveau roi, déclara Elend. Rien dans cette loi n’affirme qu’il ne peut pas s’agir de l’ancien. Et s’ils ne parviennent pas à une décision qui obtienne la majorité dans ce délai, le trône me revient pour une durée minimale de un an.
— C’est compliqué, remarqua Ham en se frottant le menton.
— Tu t’attendais à quoi ? demanda Brise. C’est la loi.
— Je ne parlais pas de la loi elle-même. Je parlais de pousser l’Assemblée à choisir entre Elend et personne. Ils ne l’auraient pas déposé en premier lieu s’ils n’avaient pas quelqu’un d’autre en tête pour occuper le trône.
— Pas nécessairement, dit Dockson. Peut-être qu’il s’agissait d’un simple avertissement.
— Possible, répondit Elend. Messieurs, je crois que c’est un signe. J’ai ignoré l’Assemblée – nous pensions avoir réglé ce problème, comme je leur avais fait signer cette proposition qui me donne le droit de parlementer. Mais nous n’avions jamais compris qu’il leur était facile, pour contourner cette proposition, de choisir un nouveau roi qui agirait selon leur volonté.
Il soupira en secouant la tête.
— Je dois admettre que je n’ai jamais été très doué pour gérer l’Assemblée. Ses membres ne me voient pas comme un roi mais comme un collègue – et pour cette raison, ils s’imaginent facilement prendre ma place. Je parierais que l’un des membres a persuadé les autres de le faire monter sur le trône à ma place.
— Donc, il nous suffira de le faire disparaître, répondit Ham. Je suis sûr que Vin pourrait…
Elend fronça les sourcils.
— Je plaisante, El, reconnut Ham.
— Tu sais, Ham, commenta Brise. La seule chose qui soit drôle avec tes plaisanteries, c’est leur absence quasi constante de toute forme d’humour.
— Tu ne dis ça que parce que c’est souvent toi le dindon de la farce.
Brise leva les yeux au ciel.
— Vous savez, marmonna OreSeur tout bas, comptant visiblement sur l’étain de Vin pour qu’elle l’entende, je crois que ces réunions seraient plus productives si l’on omettait d’inviter ces deux-là.
Vin sourit.
— Ils ne sont pas si terribles que ça, murmura-t-elle.
OreSeur haussa un sourcil.
— Bon, d’accord, admit-elle. Ils nous distraient effectivement un peu.
— Je pourrais toujours manger l’un d’entre eux, si vous le souhaitez, proposa OreSeur. Ça pourrait accélérer les choses.
Vin hésita.
OreSeur, cependant, affichait un étrange petit sourire.
— De l’humour de kandra, Maîtresse. Toutes mes excuses. Nous sommes parfois un peu sinistres.
Vin sourit.
— Ils n’auraient sans doute pas très bon goût, de toute façon. Ham est beaucoup trop maigre et nerveux, et il vaut mieux que vous ne sachiez pas quel genre de choses Brise passe son temps à manger…
— Je ne sais pas trop, répondit OreSeur. L’un d’entre eux a un nom fort appétissant[1]. Quant à l’autre… (Il désigna la coupe de vin que Brise tenait en main.) Il paraît beaucoup aimer faire mariner sa propre carne.
Elend était en train de parcourir sa pile de livres pour en extraire plusieurs volumes adéquats consacrés au droit – y compris le texte de loi de Luthadel qu’il avait lui-même rédigé.
— Majesté, déclara Tindwyl en insistant sur le terme. Vous avez deux armées sur le pas de votre porte et un groupe de koloss en train de traverser le Dominat Central. Vous pensez sincèrement avoir le temps de vous livrer à une bataille juridique prolongée ?
Elend reposa les livres et tira sa chaise vers la table.
— Tindwyl, répondit-il, j’ai deux armées sur le pas de ma porte, des koloss qui viennent faire pression sur elles, et je suis moi-même le principal obstacle qui empêche les dirigeants de cette ville de livrer le royaume à l’un des envahisseurs. Vous pensez sincèrement que c’est une coïncidence que je me voie déposer maintenant ?
Plusieurs membres de la bande s’animèrent en entendant ces mots, et Vin inclina la tête.
— Vous croyez que l’un des envahisseurs pourrait se trouver derrière cette décision ? demanda Ham en se frottant le menton.
— Que feriez-vous à leur place ? rétorqua Elend en ouvrant un livre. Vous ne pouvez pas attaquer la ville, car ça vous coûtera la vie de trop d’hommes. Le siège dure déjà depuis des semaines, vos soldats ont froid, et les hommes engagés par Dockson attaquent vos péniches de ravitaillement, menaçant vos réserves de nourriture. Ajoutez à tout ça l’arrivée imminente d’une grande armée de koloss… Et alors, tout paraît logique. Si les espions de Straff et de Cett sont dignes de ce nom, ils savaient que l’Assemblée était à deux doigts de capituler et de livrer la ville à l’arrivée de la première armée. Les assassins ont échoué à me tuer, mais s’il existait un autre moyen de se débarrasser de moi…
— Oui, approuva Brise. Ça me fait l’effet du genre de choses dont Cett est capable. Retourner l’Assemblée contre vous, placer un sympathisant sur le trône et le pousser à ouvrir les portes.
Elend hocha la tête.
— Et mon père paraissait hésiter à s’allier à moi ce soir, comme s’il avait l’impression de pouvoir obtenir la ville par un autre moyen. Je ne peux avoir aucune certitude quant au fait que l’un ou l’autre monarque se trouve derrière cette manœuvre, Tindwyl, mais nous ne pouvons absolument pas ignorer cette possibilité. Ce n’est pas une distraction – c’est indubitablement une partie de la même tactique de siège que nous combattons depuis l’arrivée des armées. Si je peux remonter sur le trône, Straff et Cett sauront qu’ils ne peuvent collaborer qu’avec moi – ce qui, avec un peu de chance, contribuera à les convaincre de s’allier avec moi par désespoir, surtout à mesure que ces koloss approcheront.
Sur ce, Elend se remit à parcourir une pile de livres. Sa dépression semblait s’apaiser face à ce nouveau problème intellectuel.
— Il y a peut-être dans la loi d’autres clauses qui peuvent nous être utiles, marmonna-t-il. Je dois faire quelques recherches. Spectre, as-tu invité Sazed à cette réunion ?
Spectre haussa les épaules.
— Je n’ai pas réussi à le réveiller.
— Il récupère de son trajet jusqu’ici, déclara Tindwyl, qui se détourna et cessa d’observer Elend et ses livres. C’est un problème spécifique aux Gardiens.
— Il doit remplir l’un de ses cerveaux métalliques ? demanda Ham.
Tindwyl hésita et son expression s’assombrit.
— Alors il vous en a parlé ?
Ham et Brise hochèrent la tête.
— Je vois, reprit Tindwyl. Quoi qu’il en soit, il n’aurait pu nous être d’aucune utilité sur ce point précis. Majesté, si je vous apporte une certaine assistance dans le domaine du gouvernement, c’est qu’il est de mon devoir d’enseigner aux dirigeants le savoir passé. Cependant, les Gardiens itinérants comme Sazed ne prennent jamais part aux questions politiques.
— Les questions politiques ? répéta Brise d’un ton dégagé. Comme par exemple le fait de renverser l’Empire Ultime ?
Tindwyl ferma la bouche et pinça les lèvres.
— Vous ne devriez pas l’encourager à rompre ses vœux, dit-elle enfin. Si vous étiez ses amis, je crois que vous vous en assureriez.
— Ah bon ? répondit Brise en la désignant de sa coupe de vin. Personnellement, je crois que vous êtes simplement gênée qu’il vous ait désobéi à tous, mais qu’il ait ensuite fini par libérer votre peuple.
Tindwyl braqua sur lui un regard noir, les yeux plissés et la posture très raide. Ils restèrent ainsi un long moment.
— Agissez sur mes émotions tant que vous le voulez, l’Apaiseur, dit Tindwyl. Mais mes sentiments m’appartiennent. Vous n’arriverez à rien en ce domaine.
Brise reporta enfin son attention sur sa boisson, marmonnant une remarque sur ces « maudits Terrisiens ».
Elend, cependant, ne prêtait aucune attention à la dispute. Il avait déjà ouvert quatre livres sur la table et en parcourait un cinquième. Vin sourit, se rappelant l’époque – pas si lointaine – où il la courtisait en se laissant tomber dans un fauteuil tout proche et en ouvrant un livre.
C’est le même homme, se dit-elle. Et cette âme, cet homme, m’ont aimée avant de savoir que j’étais Fille-des-brumes. Il m’aimait toujours après avoir découvert que j’étais une voleuse et qu’il croyait que j’essayais de le dévaliser. Je ne dois pas l’oublier.
— Venez, chuchota-t-elle à OreSeur en se levant tandis que Brise et Ham s’embarquaient dans une nouvelle dispute.
Elle avait besoin de temps pour réfléchir, et les brumes étaient encore jeunes.
Ce serait tellement plus facile si j’étais moins doué, songea un Elend amusé en parcourant ses livres. J’ai trop bien conçu la loi.
Il suivait du doigt un passage bien précis, qu’il relisait tandis que la bande sortait lentement à la file. Il ne se rappelait plus s’il les avait ou non congédiés. Tindwyl le lui reprocherait certainement.
Ici, se dit-il en tapotant la page. J’ai peut-être des motifs suffisants pour appeler à un nouveau vote si un seul membre de l’Assemblée est arrivé en retard à la séance, ou a voté par procuration. La décision de déposer quelqu’un devait être votée à l’unanimité – excepté, bien sûr, la voix du roi concerné.
Il s’interrompit en remarquant un mouvement. Tindwyl était la seule personne encore présente avec lui dans la pièce. Il leva les yeux de ses livres, résigné. Je l’ai sans doute mérité…
— Je vous présente mes excuses pour vous avoir manqué de respect, Majesté, dit-elle.
Elend fronça les sourcils. Alors ça, je ne l’avais pas vu venir.
— J’ai l’habitude de traiter les gens comme des enfants, déclara Tindwyl. Ce n’est pas quelque chose dont je doive être fière, je crois.
— Je… (Elend s’interrompit. Tindwyl lui avait appris à ne jamais excuser les défauts des autres. Il pouvait accepter que les gens en aient, et même les pardonner, mais s’il passait outre, ils ne changeraient jamais.) J’accepte vos excuses, dit-il.
— Vous avez vite appris, Majesté.
— Je n’ai pas tellement eu le choix, répondit-il en souriant. Mais bien sûr, je n’ai pas changé assez vite pour l’Assemblée.
— Comment avez-vous laissé une telle chose se produire ? demanda-t-elle calmement. Même en tenant compte de notre désaccord sur la manière de gérer un gouvernement. Je m’attendrais plutôt à ce que ces membres de l’Assemblée vous soutiennent. C’est à vous qu’ils doivent leurs pouvoirs.
— Je les ai ignorés, Tindwyl. Les hommes puissants, amis ou non, n’aiment jamais qu’on les ignore.
Elle hocha la tête.
— Cela dit, nous devrions peut-être pour une fois prendre note de vos réussites au lieu de toujours nous concentrer sur vos échecs. Vin m’a dit que la rencontre avec votre père s’était très bien passée.
Elend sourit.
— Nous l’avons effrayé jusqu’à ce qu’il se soumette. C’était très agréable de faire ce genre de chose à Straff. Mais je me demande si je n’ai pas offensé Vin, d’une manière ou d’une autre.
Tindwyl haussa un sourcil.
Elend reposa son livre et se pencha en appuyant les bras sur le bureau.
— Elle était d’étrange humeur sur le trajet du retour. J’arrivais à peine à lui soutirer deux mots. Je ne sais pas trop pourquoi.
— Elle était peut-être simplement fatiguée.
— Je ne suis pas sûr qu’il lui arrive d’être fatiguée. Elle est toujours en mouvement, toujours active. Parfois, je redoute qu’elle me trouve paresseux. C’est peut-être pour ça que…
Il laissa sa phrase en suspens, puis secoua la tête.
— Elle ne vous trouve pas paresseux, Majesté, répondit Tindwyl. Elle a refusé de vous épouser parce qu’elle se croit indigne de vous.
— N’importe quoi, protesta Elend. Vin est une Fille-des-brumes, Tindwyl. Elle sait qu’elle vaut dix hommes comme moi.
Tindwyl haussa un sourcil.
— Vous comprenez très mal les femmes, Elend Venture – surtout les jeunes. Pour elles, leurs compétences ont étonnamment peu à voir avec l’opinion qu’elles ont d’elles-mêmes. Vin est très peu sûre d’elle. Elle ne pense pas mériter d’être avec vous – la question n’est pas tant qu’elle n’estime pas vous mériter personnellement, mais qu’elle n’estime pas mériter d’être heureuse. Elle a mené une vie extrêmement difficile et perturbante.
— Comment en êtes-vous si sûre ?
— J’ai élevé plusieurs filles, Majesté, répondit Tindwyl. Je comprends les choses dont je vous parle.
— Des filles ? interrogea Elend. Vous avez des enfants ?
— Bien sûr.
— C’est seulement que…
Les Terrisiens qu’il avait connus étaient des eunuques, comme Sazed. Il ne pouvait en être de même d’une femme comme Tindwyl, bien entendu, mais il avait cru que les programmes de reproduction du Seigneur Maître se seraient appliqués à elle d’une manière ou d’une autre.
— Quoi qu’il en soit, reprit Tindwyl d’un ton cassant, vous devez prendre certaines décisions, Majesté. Votre relation avec Vin va être difficile. Elle a certains problèmes qui rendront les choses bien plus compliquées qu’avec une femme plus conventionnelle.
— Nous en avons déjà parlé, répondit Elend. Je ne cherche pas une femme « plus conventionnelle ». J’aime Vin.
— Je ne suis pas en train de sous-entendre que vous ne devriez pas, dit calmement Tindwyl. Je vous donne simplement des instructions, comme on m’a demandé de le faire. Vous devez décider dans quelle mesure vous allez laisser cette jeune fille, et votre relation avec elle, vous distraire.
— Qu’est-ce qui vous fait croire que je suis distrait ?
Tindwyl haussa un sourcil.
— Je vous ai interrogé sur la réussite de votre rencontre avec lord Venture, et tout ce dont vous vouliez parler, c’était de ce que ressentait Vin sur le trajet du retour.
Elend hésita.
— Qu’est-ce qui est plus important pour vous, Majesté ? insista Tindwyl. L’amour de cette fille, ou le bien de votre peuple ?
— Je refuse de répondre à cette question.
— Au bout du compte, vous n’aurez peut-être pas le choix, déclara Tindwyl. Je crains que tous les rois doivent finir par faire face à cette question.
— Non. Il n’y a aucune raison que je ne puisse pas à la fois aimer Vin et protéger mon peuple. J’ai étudié trop de dilemmes théoriques pour me retrouver pris à ce piège-là.
Tindwyl haussa les épaules et se leva.
— Croyez ce que vous voulez, Majesté. Toutefois, je vois déjà un dilemme, qui me semble tout sauf théorique.
Elle pencha légèrement la tête en signe de déférence, puis se retira de la pièce en le laissant avec ses livres.